[Chronique] Le Déni du Maître-sève, de Stéphane Arnier

Désolée pour cette petite pause; le confinement n’a pas été tendre avec mes divers projets! Mais puisque ce blog est bénévole, et que j’essaie de le voir comme une opportunité plutôt qu’une obligation, j’ai décidé de laisser traîner encore un peu mes chroniques en retard, pour vous proposer à la place celle d’une ancienne lecture.

Le Déni du Maître-Sève est le premier tome d’une série de fantasy française écrite et éditée par Stéphane Arnier, Mémoires du Grand Automne.

J’avais déjà publié un avis à l’époque, soit il y a environ deux ans. Cependant, pour plusieurs raisons, mon article d’alors n’est plus disponible… C’est donc l’occasion d’en refaire un nouveau!

Pourquoi ai-je envie de reparler de ce roman aujourd’hui? Je l’avoue, c’est surtout pour son « worldbuilding ». Début avril, le blog Planète Diversité publiait un article sur le sexisme en fantasy. Je vous invite à le lire. En français, il y a aussi l’article d’Audrey Alwett qui liste plusieurs clichés sexistes (y compris « bienveillants ») qu’on retrouve encore souvent en littérature sous la plume d’auteurs masculins.

Ces deux articles se concentrent sur la place et la représentation des personnages féminins. Or, dans le roman de Stéphane Arnier, ce n’est pas ce qui m’a gênée. C’est plutôt l’univers qu’il a créé autour. Mais, avant d’entrer dans ces détails, je voudrais vous présenter ce premier tome d’une façon plus générale, et souligner ses aspects positifs.

Déjà, c’est de l’autoédition sérieuse. J’avais d’ailleurs un respect préalable pour l’auteur, qui tient un blog sur l’écriture que je lis régulièrement et avec intérêt. En dépit d’un subjonctif malheureux après « après que » (qui a peut-être été corrigé depuis), la langue est propre et correcte.

Ensuite, c’est un roman qui se lit facilement et agréablement. Les évènements s’enchaînent avec un bon rythme, il y a une petite enquête dont on veut savoir le fin mot. Mon seul bémol, c’est que je ne me suis pas attachée au personnage principal (ni réellement à aucun autre). Ce qui, pour moi, est un défaut non négligeable… Sauf que j’ai l’intuition que le personnage a été sciemment écrit comme ça, et je sais qu’il y a des lecteurs que cela ne dérange pas.

Objectivement, le Maître-sève du titre n’est simplement pas un personnage très sympathique ni inspirant. Ses « bons sentiments » résident essentiellement dans l’amour qu’il voue à sa femme et sa fille, mais le premier est couplé à un aveuglement — le déni du titre — qui crève les yeux du lecteur, et le second mâtiné d’un paternalisme jamais vraiment justifié.

Vis-à-vis de son peuple, le Maître-sève est une figure d’autorité qui se situe sans ambiguïté du côté du statu quo et des traditions — lesquelles ne sont, elles non plus, jamais problématisées. Les « mécontents » sont dépeints comme une foule irrationnelle, immature, incapable d’accepter la nécessité, et dont la colère serait nourrie de mensonges. Dans ce monde, l’organisation sociale ne souffre pas d’alternative.

Que ces gens aient des revendications, c’était une chose. Qu’ils foulent les racines de l’Arbre-Mère et qu’on les laisse faire, c’en était une autre!

On en vient donc à l’univers créé par Arnier pour sa série… Celui-ci est, de prime abord, assez original : les personnages principaux appartiennent au peuple des Alkayas, une race ou espèce qu’on imagine humanoïde, mais qui entretient un rapport bien particulier aux arbres.

En effet, ils naissent non pas du ventre de leur mère, mais d’un « bourgeon » de leur arbre-mère, Alkü. Ils n’ont pas de cœur, mais une graine; et, à leur mort, un arbre s’élève au lieu où ils ont été enterrés, formant une forêt d’arbres-ancêtres. Plutôt joli et bucolique, comme image, non?

Seulement, derrière cette façade de symbiose avec la nature, c’est plutôt un calque de notre civilisation moderne, technique et « rationnelle » qui se dessine peu à peu. Or, je ne pense pas que l’auteur ait consciemment placé dans son univers tous ces éléments historiquement et anthropologiquement situés; pas plus qu’il n’y a consciemment mis ses préjugés sexistes.

Je crois au contraire que c’est un bon exemple d’impensé, de certains phénomènes qui nous paraissent évidents, naturels, inévitables, au point qu’on les retrouve dans des mondes de fantasy qui ne les appellent pas du tout… Pour parler concrètement, commençons par le fait que les Alkayas sont dépossédés de leur propre reproduction.

Celle-ci est assurée par une entité extérieure, l’arbre-mère — tout va bien jusqu’ici. Ce qui est choquant, c’est que l’accès à cet arbre-mère est restreint à une élite d’experts, les sèvetiers. Le aspirants parents doivent donc s’inscrire sur des listes d’attente pour espérer le droit de féconder un bassin sur l’une de ses branches. Après quoi, leurs visites du bourgeon restent strictement contrôlées.

Pour justifier ces mesures technocratiques extrêmes, on nous explique qu’il n’y a pas assez de bassins pour tout le monde à cause d’une surpopulation. Or, comment peut-il y avoir surpopulation si la reproduction est le fait centralisé de l’arbre-mère? Comment peut-il ne pas y avoir assez de bassins pour n enfants, s’il y en a eu assez pour faire naître 2n parents la génération d’avant?

De plus, pourquoi l’arbre-mère aurait-il besoin d’une armée de professionnels pour fonctionner? Dans la nature, les plantes se reproduisent sans aide. Les animaux aussi. Si les humains, surtout dans nos pays « développés », accouchent de nos jours avec assistance médicale, c’est en grande partie pour des raisons idéologiques (directement ou indirectement).

Quant à l’aspect sexiste… Il concerne l’organisation sociale de la famille. Pourquoi, dans un monde où la reproduction est entièrement externalisée, où mère et père y ont un rôle à priori identique, retrouve-t-on intacte la cellule familiale traditionnelle avec ses rôles genrés? Pourquoi, dans un monde où tous les bébés naissent en même temps au moment de la « Cueillette », et sont en plus cueillis non par leurs géniteurs, mais par des professionnels, y aurait-il un lien parents-enfant particulier?

Certes, la femme du Maître-sève elle-même travaille, mais c’est elle aussi qui fait ses « fameuses soupes » à la maison. L’épouse de Ramure, pour sa part, semble toujours être à la maison pour recevoir le Maître-sève lorsque son mari travaille…

La famille du Maître-sève porte également le même nom (Saule). J’aimerais croire que ce n’est pas parce que la femme a pris le nom de son mari (quelque chose qu’on ne fait même plus au Québec depuis longtemps!), ni parce que la fille a hérité du nom de son père (idem), mais dans un récit de fantasy… Si c’était une fantaisie spécifique à l’univers plutôt qu’une règle patriarcale, l’auteur aurait pris la peine de l’expliciter, non?

Pour résumer, ce n’est pas que ce roman soit tellement sexiste… Non! Ce sont juste les rapports sociaux qui sont tellement conventionnels, alors que l’univers offrait tant d’autres possibilités plus logiques et plus créatives! Je me rends compte qu’un monde en soi peu sexiste peut être écrit d’une façon conservatrice, si le sexisme, aussi faible et bénin soit-il, y est sans fondement, sans cohérence avec le reste de l’univers.

Au contraire, on peut évidemment choisir d’écrire des univers agressivement sexistes sans les naturaliser. Et je ne parle pas d’avoir un discours moralisant sur ce qui est bien ou mal, pas du tout… Je parle d’assumer les contradictions et les conflits inhérents à toute organisation sociale, les tensions qui l’habitent, et les façons dont différents groupes sociaux (et les individus qui les composent) s’y rapportent.

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